samedi 29 septembre 2012

Les formicas



Les formicas
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    Je ne savais pas comment j’allais faire. Je les avais vus en passant, en repassant, en re-repassant dans le bar, à mi-hauteur, ça crevait les yeux, des formicas dégueulasses, puant le graillon et la nicotine. Mes formicas. Je dis MES formicas parce que c’est moi qui les nettoie. Et là, de bas en haut en passant, en repassant, en re-repassant, sandwichs, bières et cafés sur le plateau, je les ai vus soudain plus sales que d’habitude ; plus marron que marron dans leur résine. Apparemment, ça ne gênait personne. Le comptoir bondé sur deux files dégorgeait les clients pressés de se rendre au boulot et les arabes séjournaient devant leur café comme à l’accoutumée. Visiblement agacé par ces récréations “ algérotunisiennes ”, “ Monsieur Gérard ” tirait nerveusement sur sa gitane en tripotant la caisse.

On était lundi. Lundi 31 mai 1982, Mitterrand  venait de changer l’eau du vase de sa rose et sur le cadran de l’horloge, au dessus de la porte d’entrée de l’hôtel, la grande aiguille pressait la petite d’indiquer treize heures. Je m’égosillais au comptoir en passant les commandes. Comme d’habitude, de joyeux lurons soûlés de Ricard rataient systématiquement la marche. Comme d’habitude, le fog me faisait tousser et les mégots gisaient sur le sol.

Avant le service, j’avais largement ouvert les deux portes vitrées du bistrot pour que le soleil entre. Il ne s’était pas fait prier pour envahir promptement le troquet. Dans son voile lumineux, se balançaient les particules de poussière qui allaient indéniablement se déposer sur les étagères où, les verres étaient bien alignés, rangés par catégories.

“ Chez Gérard ” invitait tout passant assoiffé à venir se désaltérer un peu ou à satiété. Les arabes aussi à condition qu’ils aient de quoi payer leur café. Pour eux, il n’y avait pas d’ardoises, les ardoises étaient pour les bons clients, fidèles. Ceux pour qui le salaire coulait au fond du bock, s’émoustillant de discours abreuvés. Divorçant de leur femme, de leur boulot, de leurs moutards aux couches-culotte merdeuses. Ceux pour qui la sueur dégoulinant le long du front avait un goût salée lorsqu’elle atteignait, perlée, la bouche aux dents absentes. Ceux pour qui demain serait fait d’aujourd’hui.





 Le printemps triomphant d’un hiver à la pluviométrie alarmante avait amené avec lui ce jour là un cocktail de lumière jaune anisé qui investissait les moindres recoins de la salle. Arrosé de soleil, les formicas me livraient leur crasse en live. Pourtant, à travers la baie vitrée d’une exemplaire propreté, à mi hauteur des rideaux blancs, on distinguait nettement les primevères du parc.

Saleté de formica.  “ Tu verras , c’est facile l’entretien du formica ! Le formica c’est beau quand c’est propre ” avait insisté un an plus tôt madame Ginette en tapant vivement sur sa machine à écrire les menus du jour qui allaient, dès le lendemain, faire péter les clients.

Formica : n.m. ( Marque déposée ). Revêtement synthétique, papier imprégné d’une résine dure, utilisé en ameublement. Exemple : Une table en formica, des murs recouverts de formicas.
         


“ Chez Gérard ” on mangeait de la tête de veau à vous ravigoter les jours de déprime. Des saucisses lentilles meilleures que celles d’en face et de vraies frites. Sur la desserte, les Tatin bombaient leurs pommes caramélisées et les îles flottantes s’agenouillaient devant le fondant au chocolat. Situé à l’angle de la rue Baudin et coiffé d’un auvent du même rouge que la marque de bière élue dans les demi des gars, le café se fondait dans les murs des masses populaires du quartier. On aurait pu l’appeler “ Le terminus ”parce que juste derrière, la Seine s’évanouissait dans les bras des bateliers et le métro finissait sa course  “  Pont de Levallois ”.
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Les clients sont arrivés d’un coup. Ont envahi le moindre espace. Les estomacs sont dans les talons. Certains attendent dehors en file indienne en sirotant l’apéro, guettent les places qui se libèrent, s’installent et gueulent lorsqu’ils attendent un peu trop. Des habitués filent un coup de main au comptoir. Sur la planche de bois, les jambons beurre cornichons jouxtent les rosettes de Lyon tranchées fines. La machine à jambon fume, il ne faut pas y laisser les doigts. De toute façon, le doigt beurre cornichons aurait peu de succès, même dans le meilleur des pains.
“ Mettez le talon ! rabâche madame Ginette à chaque coup de feu, avec la lame, il ne faut pas rigoler ! ”

Pendant qu’incisives et molaires s’activaient, Marcel, penchait sur le Parisien à la recherche de mots à caser dans une petite grille ridiculement coriace à boucher. Pas gênant non plus les formicas pour Marcel ; du moment qu’il avait son Ricard-glaçons-eau et une omelette baveuse sous le nez qu’il arrosait d’un filet de vinaigre.

Pour un vieil homme à longues mèches grises, Marcel était plutôt beau garçon. Un beau garçon désespérément seul portant régulièrement une chemise blanche, un pantalon repassé dans les plis et une paire de chaussures noires à lacets. Marcel ne courait pas après le travail. Le travail ne courait pas non plus après Marcel. C’était comme ça., on lui avait toujours dit nez au vent mon petit gars, regarde à gauche, puis à droite et traverse la vie sans relever la tête, tu verras, elle est belle et elle dure longtemps. Alors il avait choisi le chômage partiellement total et une petite piaule d’hôtel sans ascenseur avec toilettes sur le palier. Lit, table, chaise, transistor, rasoir électrique, petite glace, cuvette.. Soupe en sachets, pastis, camembert, et pince à tiercé.
         


Heureux sans femme, malheureux sans mère, il s’était quand même inscrit depuis peu chez MATRIMONIA où il laissait la moitié de ses allocations. Marcel se gratte la tête, des pellicule tombent sur la chemise. Il plaque ses cheveux en arrière avant de lever le bras, aujourd’hui il lui faudra trois cafés pour finir la grille, elle est blindée.

Le fog redouble , la grande aiguille a poussé un grand coup la petite qui s’est précipité sur quatorze heures. Tout le monde fume pour digérer. Les bla-bla s’enchevêtrent dans les ble-ble des conversations, de temps en temps un cri s’échappe. L’ADDITION !, d’autres demandent une soustraction en rigolant de leurs galéjades à deux sous, les ventres touchent les tables, le teint est rouge homaresque. Un sourire vaut un pourboire. Deux sourires vaut deux pourboires. Une main sur la fesse égale une baffe.

J’ai mis des collants résilles noires pour le service, je trouvais ça joli, pas sexy. D’amusantes petites alvéoles gaufrées dévoile ma peau blanche. Un peu épais, le collant me blesse derrière le talon lorsque je marche, ça fait mal. La rougeur me promet une ampoule dix mille watts. Plus que  quelques kilomètres de piétinements avant la fin du service. J’ai l’impression que mes pieds vont exploser dans les chaussures. Si je les retire, je ne pourrais pas les remettre. Entre un café et deux cognacs, je rêve de charentaises.

“ Flambée de pommes normandes ” en huit lettres, Marcel remplit ses petites cases C.A.L.VA.D.O.S.les lettres rentrent pile dans les trous. Il sourit mais ça ne se voit pas, rasé de près ce matin, le sourire a dù rester dans sa barbe, dommage, il a rendez-vous tout à l’heure avec une Marie Claude de l’agence. L’autre jour, c’était une Marie Claire mais ça n’a pas marché. Je le charrie un peu en lui tendant la tasse :
“ Une Marie Claire, ça vaut pas cher ! une Marie Claude… 

- Qui sera chaude ! coupe  le père Gérard en faisant claquer le bifton d’un client avant de l’encaisser. Et tout  le bar, de rigoler. Il est content Monsieur Gérard, il a raconté sa petite blague, il va maintenant passer derrière le bar, s’isoler dans les coulisses.


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Il faut que je vous dise…Monsieur Gérard aime l’argent. Il passe des heures à compter ses pièces qu’il empile façon building. Parfois elles tombent du haut de leur zénith emportant avec elles son humeur du jour.

Pourvu que le building tienne, sinon c’est foutu pour Marcel et sa Marie Claude. Vous allez me dire en fronçant le sourcil, quel rapport entre Marcel, le building, la fille et Monsieur Gérard ? Et moi de répondre…la face cachée de l’hôtel.



Petit Louis est délicat. C’est pour ça qu’on l’appelle petit Louis. De côté, on
dirait Popeye, une casquette bleu marine tombe sur son œil, elle est assortie à une salopette bleu menuiserie de chez SENFOR. Depuis la retraite, ses pieds sont restés moulés dans des chaussures de sécurité qu’il ne retire que pour se coucher.

La chambre de petit Louis est exiguë, pas vraiment raffinée pour une chambre d’hôtel et comme il loge au premier étage, il n’ouvre jamais la fenêtre pour aérer parce qu’il a peur qu’on lui vole sa collection de boites d’allumettes. Quand on entre, on s’enfile toujours la pointe de la poignée de la porte dans le doigt.

Un jour, Petit Louis s’est rendu compte qu’il avait des enfants, peut être même des petits-enfants et des arrières-petits-enfants. Ça lui a fait bizarre d’un seul coup de se retrouver avec une grande famille. La lettre est restée cachetée plus d’une semaine sur la table entre deux auréoles de vin et un vieux bout de camembert tout sec traînant dans une assiette. Le timbre faisait foi. Foi de quoi ?

Saint Ouen l’Aumône, ça devait être en Normandie s’est dit Louis en ouvrant largement l’enveloppe bleue avec son Laguiole. Il demanderait à Marcel.  C’est une tête. Il allait demander tout de suite. Oui. Il allait descendre tout de suite au bar. D'ailleurs il avait soif et Marcel devait être en train de faire ses mots croisés. Casquette sur la tête, il ferma soigneusement la porte à double tour et mit la clé dans sa poche. Une grosse clé dotée de son porte-clé vieux cuir patiné bordeaux à l’effigie de l’hôtel du temps de l’ancien propriétaire des lieux qui était déjà un  « Monsieur » à l’époque. Monsieur…quelque chose. Je ne sais plus. Apparemment, chaque génération apportait son nouveau Monsieur.  

“  On va vite arroser ça, mon pote, a claironné le mentor en trempant la lèvre supérieur dans le rosé. Une famille. Louis, une famille ! Vous entendez ça les gars, allez Gérard, remes nous en un coup, le Lirac ça vous jubile la langue et ça émoustille le sexe.



- ho là ! ho là ! faut vous calmer les gars, taille aussitôt Monsieur Gérard femme au lit…


-         femme au lit ! femme au lit écoutez moi ça…

cancane la mère Ginette du fond de sa cuisine, un torchon sous le bras. Et le marais Poitevin, ça te dit quelques chose, le marais Poitevin !

Madame Ginette sait faire tomber les bajoues de son mari, de temps en temps elle sort la phrase qui tue et le bonhomme ne bronche pas, c’est moi qui vous le dis.

Le caquet bouclé, monsieur Gérard s’enfile un ballon de rosé cul sec et remet la tournée du patron. En général les autres ne la ramènent pas. Quant au marais Poitevin, personne ne connaît l’histoire. Ou plutôt si… Madeleine.  




Petit louis est resté sans réponse, j’ai ajouté les deux tournées dans le carnet  vert, comme il n’y avait plus de place dans la colonne Louis, j’ai mis une astérisque à côté de la somme et j’ai reporté le total un peu plus bas à droite de la colonne Marcel. Et là j’ai vu. Creusant, tournant les pages du carnet l’œil défait, des comptes et des comptes d’apothicaire. Des plus et des moins s’additionnant, se divisant, trinquant à la ritournelle avec les dates du calendrier. Je me suis vu aussi dans le carnet, mais je n’ai pas tout compris à ce pot-pourri algébrique. Ils étaient tous là. Même le père Jean et Daniel le manchot.

J’ai vite refermé le carnet d’ardoises, l’ai replacé dans le tiroir caisse entre les rondins de pièces et les liasses de billets et j’ai respiré un grand coup avant de rajuster mon tablier de service qui commençait à pendre sous le poids de la monnaie des pourboires. Visible à vu de nez, l’argent exhibait ses reliefs à travers les poches de broderie anglaise.



14h. La course folle du midi s’est pacifiée d’un coup. Aussi, la pendule m’a autorisée quelques minutes de répit pour que je puisse me  reprendre un peu et c’est vessie pleine que je me suis jetée en apnée dans les toilettes. Des toilettes à la turque. J’aime pas les toilettes à la turque. Vraiment. Surtout à cette heure où le reste de folies stomacales est taloché sur le mur. On se demande bien. Comment, en voyant ce “ boulgui- boulgua ” ammoniaqué, des gens aient pu, se délecter autant pendant midi pour en crever deux heures plus tard. Vraiment, je vous le demande. En attendant, c’est comme d’habitude la derrière. Du papier toilette rose traîne sur les marches pieds. Souillé, il est collé à l’émail, on dirait de la guimauve. Il y en a aussi sur le bec de sortie de chasse d’eau et un peu sur le carrelage du fond.

Dans ce genre de situation, on se sens plus fille que garçon c’est certain. Dieu que j’aimerai être un homme pour karcheriser tout ça de mon puissant jet! Ma baudruche ne tiens plus qu’à un fil. Une seule solution possible pour éviter le pire. Le pire étant bien entendu une aspersion évidente sur mes escarpins en nubuck si je place mes pieds aux endroits prédéfinis. Non, le nubuck n’apprécierai pas, même imperméabilisé.

Franchement, que reste–il ? Mise à part une figure de contorsionniste. Pour éviter l’insupportable, je n’ai d’autres solutions que de caler mes talons dans l’angle du sol et des deux murs en me maintenant bras tendus, mains plaqués contre la paroi, les jambes suffisamment rétractées vers l’intérieur pour maintenir la culotte à mi hauteur des cuisses. Reste que  cette position d’une grâce peu recommandable soit la meilleure dans ce cas je vous assure.

Une fois amarrée si on ne tambourine pas à la porte pour que j’accélère un tantinet soit peu, il est possible de viser juste. Encore que viser juste ait un inconvénient majeur : un glou-glou effrayant de sonorité.

On frappe, ça insiste, je sursaute, me redresse surprise, les dernières gouttes seront quand même pour les chaussures. Atteindre la chaîne. Tirer la chasse n’est pas chose aisée non plus. Raz de marée. Niagara. Fin.

En sortant, regard de lynx, minaude d’un mec, il me tient la porte, frôle ma main, glousse de la fossette et dilate sa pupille sur mon fessier. Marié en plus. C’est la faute du glou-glou, ça éveille les sens. Re-fin.

Je passe directement au bar ; le temps d’un pipi, le comptoir s’est vidé ; au bout, à côté de la grande glace, Marcel attend sa Marie Claude. Il a fait une tâche sur sa chemise qu’il essaye de retirer en frottant tant bien que mal avec son mouchoir. Je l’aime bien, Marcel. Je l’aime bien jusqu'à seize heures, enfin j’aime bien lui parler jusqu'à seize heures. Après il est un peu “  sec ”,  il ne suit plus trop les conversations. Le père Gérard lui a remit deux, trois coup de rosé, y’a de l’avidité dans l’air. On a encore tiré le nœud de mon tablier, je le refais en me dirigeant vers lui.

“ Quelle heure, le rendez vous ? Je lui demande.

Il me regarde. Temps mort dans un froncement de sourcil. La tâche fait de la résistance. Il ne sait plus exactement et vérifie sur le document. Il me montre.
- Seize, ma grande !  seize ! reprit-il en remontant les manches de sa chemise jusqu’aux coudes. La tâche est maintenant camouflée dans le bourrelet de tissu. Apparaissent alors ses avant-bras poilus. Du poil, il y en a déjà dans l’échancrure du col, jusqu'à la base du cou. Calfeutré.  

- Marie-Claude…ça t’inspire ce prénom ? Pourquoi Marie-Claude ? J’insiste.
 

- Parce que Marie…Marie c’était ma mère murmure-t-il.
 
- Ha…la boulette. Je ne pensais pas… Marcel.
 
C’est rien, ma grande ! C’est rien, fit-il en posant sa main sur mon bras. Allez, remet en une, il fait chaud aujourd’hui. Mets-moi aussi un clope.
       
Ses yeux pétillent, quand il m’appelle ma grande, c’est qu’il est déjà un peu “ allumé ”, on dirait… un caramel tendre. Je le regarde, verse le rosé à ras le bord, toujours à ras du bord le rosé. A côté du verre, les gitanes. Toujours à côté du verre les gitanes. C’est beau un paquet de gitanes, surtout les sans filtres quand on a retiré le papier brillant qui les recouvre.

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 Madeleine était là avant tout le monde, elle n’a eu qu’un patron, l’ancien  Monsieur. Gérard est, lui, patron par procuration. C’est elle qui fait que  le café est ce qu’il est, on le sait. Alors Resssspect s’il vous plait!
Je suis au comptoir jusqu’à 16 h, après c’est elle, et il y a intérêt. Sinon elle s’énerve en silence, bout, et comme elle a de la couperose ; elle dit que c’est la ménopause qui la rend malade. Pauvre Madeleine !
Elle a sa clientèle, j’ai la mienne. Et puis il y a les nouveaux qu’on se déchire. Il faut faire du chiffre, payées au pourcentage, nous sommes, des calculatrices ambulantes, des serveuses hors pairs.
        
Madeleine est une bretonne de Redon qu’elle revendique haut et fort parce que Redon se situe dans les terres ; les autres pensent que la Bretagne se trouve au bord de la mer. Elle ne supporte pas d’être sans coiffe, ça la blesse profondément. On ne peux être ami de Madeleine si on n’est pas ami de la Bretagne. A bien y regarder, je me demande pourquoi elle n’est pas resté là-bas.
        
Elle mange. Je l’observe par dessus la machine à café, elle aime bien manger, d'ailleurs ça se voit. Heureusement qu’elle est grande. Dans une heure, la reine va prendre SON poste derrière le bar. Pour l’instant elle mange. Ils sont tous à table la derrière sur la banquette du fond. Le père Gérard, Madame Ginette et un plongeur de l’agence. De temps en temps, ils sabrent le champagne quand on a explosé le score et qu’on a piqué quelques clients au resto d’en face.

Le père Gérard ne prend pas les pourboires de Madeleine. Il préfère happer  les miens au passage. Avec Madeleine, je garde la distance nécessaire à une bonne entente., c’est “ elle ” le patron.

Aujourd’hui on trinque. Cent vingt trois clients ça se fête. On m’amène une coupe. Encore une autre. Petit Louis est monté se coucher, il avait l’air soucieux ; comme il ne reste plus que Marcel dans le bar, on lui en offre une. Il est ravi. Il n’a pas finit son rosé, ce n’est pas grave, les deux cépages vont se mélanger dans son ventre. Plus que trois quart d’heure. Il rit, se lève de sa chaise en se dandinant. Le panet de sa chemise déborde du pantalon, une mèche de cheveux  dégringole, il s’approche et pose ses coudes sur le comptoir le menton dans les mains.




«  T’es belle tu sais ? susurre t-il en bafouillant un peu. J’ai pas réussi à finir les mots croisés, je suis un peu fatigué.
-   oui, je sais Marcel. Le père Jean les terminera.

Quand il me dit t’es belle tu sais, c’est qu’il va aussi monter se coucher.

-   Si elle vient, tu lui diras que…que c’est Marie tout court que je voulais. Elle ne comprendra pas non plus, mais ça ne fait rien...dis lui quand même. Il chancelle un peu. Beaucoup. Il n’a plus soif. La porte au fond est bien loin. Vous la voyez ? Oui là !

- Salut Marcel ! ça fatigue les mots croisés ! chantent les autres. »

Le restaurant s’est vidé, il y a du taf. Verre, tasses à café, cendriers pèle mêle dans l’évier. Les odeurs séjournent. S’installent. Je vais ouvrir la baie vitrée. J’en profite pour passer ma tête au dehors. Les chiens du quartier ont encore pissé dans l’angle. Une brise légère s’amuse dans l’auvent, ça sent bon la Seine.
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Elle est arrivée par la porte de l’hôtel. Une cruche. On dirait une cruche. Peux même pas la décrire. Cruche quoi ! Jupe plissée, queue de cheval, barrette, talons liège, compensés. Je fais le tour de la cruche, rien d’autre. Si. Des collants mousse. Ça pus les collants mousse, surtout quand il fait chaud. Ça plisse aussi. C’est moche quand ça plisse sur le cou de pied. Elle glisse un pas en avant, s’approche du comptoir, on a l’impression qu’elle va sortir une connerie. Elle sort une connerie.

«   Je suis bien au café  Chez Gérard  ? couine t-elle.
- Oui, comme le port salut, c’est marqué dessus ! annonce un conducteur de bus. C’est écrit là-haut ( il montre l’auvent). Son dessous de bière est collé au pied du demi, la mousse dégouline le long du bock.

- Vous connaissez un homme ? ajoute-elle. Marcial….Marcel ?

- Marcial ou Marcel ? fit-je surprise.

-         Marcel Marcial certifia la cruche en hochant la tête. Il a dit au téléphone, chez MATRIMONIA, qu’il habitait un hôtel à côté du terminus, Chez


Gérard,
-         un hôtel au mois. J’ai rendez vous à seize heures avec lui reprit-elle agacée.

- Marcel…Marcel…ha oui Marcel ! Mais ce n’est pas Marcial son nom de famille c’est Tücker de l’Olivier de Hauteville.

- Vous êtes sur que c’est de la même personne dont on parle ? Je n’ai pas  l’impression soupira t-elle en regardant sa montre pendentif. Elle en est encore au chiffre romain, ça va bien avec la bonne femme les chiffres romains. Pendant que le monde marche aux cristaux liquides, elle est là avec son cadran solaire autour du cou à attendre un Marcel qui ne redescendra que dans deux heures, gueule pâteuse. Elle sera partie dans deux heures.

-         Vous êtes Marie Claude ? J’interroge la cruche. Il m’a dit, qu’il voulait une Marie tout court. J’insiste.

- Comment ça, une Marie tout court ?

- Une Marie… sans rien après. Une Marie quoi !

- Une Marie sans rien après. Mais que voulez vous dire ? reprit-elle avec insistance. Je ne suis pas une Marie couche toi là !

- Ecoutez, ça commence à devenir gênant, il m’a dit de vous faire la commission, pas de vous expliquer pourquoi. Il est remonté chez lui.

- Ha ! Ca c’est la meilleure du jour ! on ne me l’avait pas encore faite celle-là jargonna t-elle. Rien après. Rien après ! C’est ce qu’on va voir. Alors Monsieur s’inscrit chez MATRIMONIA et n’a pas le courage de ses actes, c’est ce qu’on va voir ! Un thé citron s’il vous plait ! Je vais attendre qu’il redescende de son pigeonnier. 

16 h. La pendule m’a éjecté du bar. Madeleine trône. Rouge rosacée. Elle a la bulle de travers. Je lui ai laissé la machine à café à nettoyer. Elle aime bien nettoyer la machine à café. Elle brique les chromes à sa façon. C’est du matériel de pro “ Comté ”, une véritable machine à café italienne. Un bijou. Elle a baissé le son de la radio. Je descends du comptoir et laisse derrière moi la reine à son destin. Etat des lieux de la salle de restaurant avant nettoyage puissance quatre. C’est Waterloo. Ne jamais s’effrayer, toujours foncer sans se poser de question sur le pourquoi du comment c’est dans cet état en si peux de temps. Je ramasse d'abord les serviettes traînant un peu partout sur les tables, les rassemble sales et propres dans un baril pour les trier ultérieurement. Froisse et jette les sur-nappe, en papier blanc. L’ami-cahouète me fait la tête, je bidouille le son de la FM un chouilla plus fort, ça fait du bien, puis je retire les nappes que je plie pour le lendemain. Les tables sont maintenant nues, lourdes, moches, en formica aussi. C’est formicable !

Il existe des moments dans la journée…des moments qu’on a pas envie de zapper. Gainsbourg dans l’oreille, je file retirer mes chaussures que j’enfile dans des sabots blancs de ménage. Mes pieds gonflent illico, aucun espace du cuir intérieur n’est épargné. Mes orteils s’y fondent, s’y confondent aussi et mon ampoule éclaire comme prévu à l’arrière.

Je croise Momo, il lessive la cour à grandes eaux et rince au jet en bouchant le bout du tuyau avec son doigt. Il fait semblant de m’arroser au passage, sacré Momo. On est pas “ paioué ” cher mais qu’est ce qu’on “ igole ”, il dit tout le temps. Dire qu’il ne va pas rester non plus Momo, ils ont pourtant l’habitude de la chaleur en Afrique, je ne vois pas qui d’autre pourrait supporter la canicule du 59, rue Baudin.

Après avoir levés toutes les chaises sur les tables, je m’installe pour trier les serviettes au coin de la baie vitrée. J’approche le baril et plonge la main dans le tas de linge. Propre, sale, rouge à lèvres, propre, pas trop sale, sale, sale, propre… Je zieute en repliant les serviettes pour demain. Calme dans la salle, Madeleine s’est mise sur radio tour Eiffel. Dehors les piafs mangent des miettes de pain que je leur avait balancées.

En face, le patron du bistrot bombe le torse dans son grand tablier de coton, il se pose de temps en temps devant l’entrée de son restaurant après le service.  Qu’est-ce qu’il est gros ! On dirait qu’il va éclater. Faut qu’il arrête de manger de la charcuterie. Le jambon de pays va le tuer. Les mains sur les hanches, il en impose, l’auvergnat. Je me demande s’ils trient les serviettes chez eux. C’est écœurant comme méthode pour économiser la lessive, mais bon, monsieur Gérard fait la chasse au gaspi, un sou c’est un sou. Il dit qu’il préfère nous payer plus, quel culot.
       

L’escalier de la chaufferie de l’hôtel est peu sûr, je m’y hasarde cuvette sous le bras ; une moiteur règne, ça fait briller les marches, je n’ose pas toucher les murs, c’est trop sombre, je ne vois rien, ça sent la cave, la terre, le pourri, le cafard, l’araignée. C’est ici qu’on fait sécher les serviettes gorgées d’adoucissant textile, il fait tellement chaud que les mauvaises odeurs n’ont même pas le temps de s’installer dans les fibres du tissu. Dans une heure, je reviendrai les chercher.

Je remonte assez vite, claque la porte et file au premier étage frapper chez Marcel. L’escalier de l’hôtel est tapi d’un bourrelet de lino, ça fait une impression bizarre ; quand on monte, on s’enfonce un peu et sous la chaussure, le bois essaye de crier malgré l’épaisseur du revêtement. La rampe de bronze se fait douce et fraîche sous ma main. Marcel c’est première porte à gauche, celle d’en face joue avec le vent. Je frappe, pas de réponse.  J’ouvre la porte, il dort, je le secoue un peu, il ouvre un œil.

-  Quoi ma grande ? C’est l’heure ? demande t-il paumé.

- Non, c’est juste qu’il y a un problème avec la fille de l’agence, je lui ai dit pour Marie, mais elle veut pas partir, elle t’attend en bas, j’ajoute.

-  Ha ! laisse là, c’est une conne, elle n’a rien compris, elle va foutre son camp reprend-il.

-  Mais Marcel…je te dis qu’elle est chiante !

- Ben justement, allez laisse moi dormir, je descendrai tout à l’heure pour l’apéro. T’en fais pas ma grande. M’assure-t-il, on est entouré de boudins.

-  C’est pas un boudin, elle est sèche comme un hareng !

-         Sors ! je te dis, laisse-la, de toute façon, j’en ai marre des bonnes femmes vomit-il

-         Bon ( je me regarde dans la glace de l’armoire)…Mais…Il coupe.

- Toi c’est pas pareil. Il se tourne vers le mur et se rendort. Je n’insiste pas. A chaque Rendez vous, même scénario, il est bourré quand elles arrivent, alors elles se sauvent en courant sans prendre le temps de finir leur consommation, et le père Gérard applaudit. Quel salaud !

Redescendue des étages, je passe par la cour préparer un seau pour laver la salle, enfile des mapa rose, un très grand tablier, puis, j’attrape le savon noir sur l’étagère à produits. Un mélange énergique de savants composants utilisés dans le monde des cafetiers pour nettoyer les sols crasseux. C’est tellement efficace que ça bouffe les mains.

Momo a finit sa journée, il se change dans la petite salle du fond, dans la pénombre, on ne distingue que son kangourou blanc, quand il quitte ses vêtement de travail, il se transforme en noir de rue, ça fait peur, le noir de rue, ça détrousse les petites vieilles, c’est vaudou, ça saigne les poulets et ça lance des flèches empoisonnées. C’est Madeleine qui dit ça, moi, il me fait penser à du coton. Il me manque déjà Momo, on cherche quelqu’un pour le remplacer dés vendredi prochain mais il ne le sait pas encore.

Je trempe la wassingue dans mon seau mousseux, un rituel, pas de grands ongles, ils cassent quand on tord la serpillière. Je suis une condamnée de la lime. C’est le grand splach dans la salle, je frotte le carrelage avec la brosse à chien dents, on dirait marée basse, je me laisse aller un instant, il manque les coquillages. L’écume soulage ma plage, bleu le lagon, au loin les bateaux de pêche dansent sur les vagues, le soleil mange l’horizon. 


                                                 6
 
 Elle touille son thé, n’a pas bougé d’un poil depuis tout à l’heure ; installée à côté du flipper, elle est exaspérée par le vacarme de la machine et hoche le pied sous sa chaise. Une bourrique cette Marie-Claude, genre c’est elle qui porte la culotte. Ça va pas le faire avec Marcel. Et puis du thé…Tiens, elle a amené un livre. C’est quoi ? “ Cupidon ou le rêve d’un jour ”( c’est le titre) et bien, quel programme !… Dire qu’il va arriver d’une minute à l’autre.

J’ai descendu les chaises des tables et rangé les serviettes dans les éléments. La salle a retrouvé son état initial. Aujourd’hui c’est jour de paye… jour du formica.
       
Petit Louis s’est pointé le premier au bar. Il est muet comme une carpe. Madeleine lui sers à boire. Il ne lui parle jamais. Pourtant il faudrait bien demander… St Ouen L’Aumône, quelle direction, quelle chemin prendre ? Il n’avait pas de voiture, pas d’argent, un peu d’argent au compte goutte tirés de sa piteuse retraite que lui donnait le père Gérard pour acheter tabac, bleus de travail et tee-shirt neufs. Que faire ? Les enfants aiment les cadeaux, il faudrait des cadeaux et puis du champagne, oui, du champagne. Ça turlupine dans sa tête, puis inopinément vint l’idée. Une idée un peu gauche, une idée tout de même. Malade, il sera malade. Malade dès maintenant. Il ne termine pas son rosé et remonte aussitôt dans sa chambre.

17H. J’attend ma paie. Pas de 504 bleue. Monsieur Gérard n’est pas encore rentré de la banque. C’est toujours comme ça. La pendule n’avance plus, ses aiguilles s’enlisent. 17h, tic, 17h, tic,17h. Le mois suivant ne pourra commencer que lorsque je serais payée.

Je me trouve une bricole de dernière minute à faire et n’y mets guère d’ardeur. Madeleine donne un coup de chiffon sur le comptoir autour d’un verre de rosé, elle rigole avec les convoyeurs de fonds de la CGS. Je lui file un coup de main qu’elle n’apprécie pas. Ho ! rien, juste quelques encaissements par-ci, une tomate, un galopin par-là. Où est Louis ? Il n’a pas fini son verre. Et Marcel ?

Ha ! ben tiens ! le voilà le beau Marcel Tücker de l’Olivier de Hauteville !
                                                  





Acte I


Casanova entre en scène cigarette au bec, la cendre tombe sur sa chemise, il frotte, bingo ! traînée noire sur fond blanc. Et deux taches ! Et deux ! Un ricard annonce t-il en s’éternisant. Marie Claude l’a repéré dès qu’il a franchit, la porte, elle n’a d’yeux que pour lui et s’attendrit sur le bonhomme, je sens qu’elle va fondre et ne la reconnais pas. Nettement moins autoritaire que lorsqu’elle est arrivée, elle vit l'apparition de son élu comme une nymphe, peut-être les bienfaits du thé. Amour, amour ! Marcel plonge dans son Ricard, il a bien vu la femme assise à côté du flipper, nez à piquer les gaufrettes, chemisier boutons écartelés vue rocheuses. Elle ne lui plait pas, comment pourrait-elle s’appeler Marie. Sa mère avait horreur du thé, elle n’aimait que les Delacre, quand il allait chez mémé Lucie, elle lui réservait toujours les macarons. Reste poli Marcel disait-elle, laisse le dernier gâteau au fond de la boite, on laisse toujours le dernier gâteau au fond de la boite.
     
Ça balance sous la table, le pied va bientôt grimper au rideaux, manquait plus que ça, MATRIMONIA lui aurait envoyé une chaste excitée?... Elle doit faire semblant de lire, on ne peux pas lire dans un café, surtout à côté du flipper. Reste poli Marcel, n’oublie jamais un rendez vous galant, même si c’est suicidaire, mieux vaut risquer que bouder. Les rencontres, ça se croisent, ça se décroisent, mais au bout du compte, ça n’use que les chaussures. Et le bout de ses chaussures, il le regardait Marcel, le bout de ses chaussures depuis cinq minutes, c’est long cinq minutes quand on regarde le bout de ses chaussures.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            



Acte II



«  Marie-Claude, c’est un nom de confiture ça ! dit Marcel en s’approchant de son rendez vous galant.
- Reiiiine Claude la confiture, ce sont des prunes très sucrées ( elle rougit).

-         Ha ! oui les reines Claude, c’est bon les Reines Claude chuchote t-il. Vous aimez les prunes ?

-         Heu…eh bien oui et vous ?assure-t-elle gênée.

 
-         Moi je préfère les tomates, la confiture de tomates vertes, vous avez déjà goûté? reprit-il jovial
-          Pas encore, je n’ai jamais osé en acheter affirma t-elle.

- ( silence) on a l’air con a parler de prunes et de tomates vous ne trouvez pas ? murmura t-il. Ça n’a pas l’air comme ça, on tourne autour du pot comme des gamins, on va peut-être boire un verre, vous prenez quelques chose ?
-         c’est que…je ne bois pas d’alcool assura t-elle écarlate.

-         Pas d’alcool ! même pas un piot apéro avec moi ? s’offusqua t-il .Mais vous buvez quoi à part du thé ?

-         Vichy St Yorre, dès fois du San pellégrino.


-         Va pour du San pellégrino. Je ne sais pas comment vous faites pour avaler ce truc dégueulasse en commandant les consommations à Madeleine.

-         Vous êtes nerveuse ?questionna t-il. Votre pied ballotte sous la table depuis tout à l’heure.


-         Non pourquoi ?s’insurgea t-elle. Ho !et puis si ! ça fait quand même presque deux heures  que je vous attends ici, nous avions rendez vous à seize heures. Justifia-t-elle en sortant le document imprimé de l’agence. Votre nom       c’est bien Marcial Marcel ?

-         Hum !Marcel c’est sûr, Marcial…non, je ne m’appelle pas Marcial.


-         C’est pourtant bien le nom que vous avez donné chez MATRIMONIA ?fit elle en joueuse. C’est pas bien de mentir.

-         Parce que vous ne mentez pas vous tiens ! fit-il couac. Tout ça m’importe peu vous savez, mentir, l’heure, il n’y a que l’heure du départ des courses qui est important. Tiercé du dimanche ! PMU. PMU.PMU. Vous jouez ?

-         Vous rigolez j’espère ! j’aurais du m’en douter, un rendez vous dans un hôtel au mois, il ne peux y avoir que des gars comme vous ici. Vous claquez tout votre argent comme ça, alcool, jeux et je ne sais quoi encore ! Filles aussi ! lâcha t-elle entre les dents

.-  Ho non vous vous méprenez, ça c’est Daniel assure t-il. Vous voyez moi  
    c’est plutôt les juments qui me font vibrer, les juments à sang chaud, leur
    jambes, leurs galbes, leurs…culottes musclées, leurs crinières, leurs
   fougue, leur boue sous les sabots, leur haleine nasale quand il fait 
   froid  l’hiver, leurs  prix de Diane.

-         Je vois. Je vois surtout des bourses vides, oui !rétorqua t-elle déçue.

-         Attention ! bourses vides, bourses vides pas si vides que ça madame, je gagne moi madame. Je gagne presque à tout les coups et c’est bandant ça madame.

-         Mais vous êtes odieux ! rougit-elle en avalant son San pellégrino. Sans rien après, je vois bien où vous vouliez en venir. C’ est sùr qu’avec de telles conditions, on ne risque pas grand chose avec vous. Pas étonnant que vous soyez encore seul dans cet hôtel miteux !

 - Pas “ Odieux ! ”, “ Adieu !  Marie Claude ” vous trouverez bien votre sigisbée ailleurs que “  Chez Gérard ” ! »



                                                     7


Bon créneau, 504 garée, monsieur Gérard ajuste son pantalon sous la ceinture, cette manie de se débrailler devant tout le monde. Coup d’œil au comptoir, il en manque deux. Pour Daniel c’est réglé, s’ il n’est pas là c’est qu’à cette heure, sa pension a déjà mal aux dents. Louis ? Descendu mais remonté a dit Madeleine. Pas malade au moins, pas jaunes les yeux ?Non mais bizarre petit Louis a t-elle répondu en rangeant soigneusement sa rétribution dans le tablier.

A mon tour, je ne vais pas y couper, c’est toujours au moment de la paie qu’il lève le nez en pressant fortement le chèque entre ses deux doigts. Saletés de formicas.

Seau. Eponge. Chiffon. Paie, plus trois heures supplémentaires à caractère bénévole pour loyaux services au sein d’une entreprise “ presque familiale ”. Merci monsieur Gérard, je peux enfin rentrer chez moi.

Je me suis vautrée sur mon lit, piaule face à la douche couloir gauche du 2ième étage de l’hôtel. Balancée mes chaussures, me fiche bien de l’heure qui peut être maintenant. On a une nouvelle chaîne télévisée, la cinq. Je zappe en écoutant la télé des autres.


                                                  8


La cirrhose du cœur

1erjuin au calendrier Cinzano, je suis fière de mes formicas, on se voit dedans. Je fais l’ouverture du bar avec monsieur Gérard, 6h, toujours les mêmes au comptoir. Cafés, crèmes, tartines, croissants chauds. Ça sent le lait.  Les premiers clients seront aussi les derniers. Ça petit-déjeune à droite, ça petit déjeune à gauche, ça trempe. Ca dégouline le long du menton. Les hommes en bleus rivent les yeux sur l’horloge, C’est qu’ à deux pas, dans les murs de Citroën, la pointeuse ne roulera pas son prolétaire dans la farine. Allez les gars  ! Les compteurs Jaeger vous attendent ! Faites le plein de gauloises et de gris qui tue le poumon ! 

Louis ? Absent. Daniel ? Ne répond pas à l’appel non plus, le père Gérard monte taper aux portes. Personne, il sort son passe et ouvre. Ratatiné en chien de fusil, petit Louis ne montre pas son visage dans le demi-jour, ses mains serrent les draps. Il dit être malade. Le foie. Qu’il ne veux rien, que ses urines sont troubles, qu’il va mourir. Qu’il donne ses boites d’allumettes aux bonnes œuvres. Silence de monsieur Gérard, il fouille sa poche, deux cents pour le docteur, trois cents pour les médicaments. Si hospitalisation, il tient à l’accompagner. Il dit qu’il appellera le médecin quand il sera redescendu, en attendant, ni rosé, ni calva. Repos.

Pas la peine d’ouvrir chez Daniel monsieur Gérard, il vient d’arriver. dans le bar. Daniel est manchot, son bras est resté en Indochine, d'ailleurs, il n’y a pas que son bras qui est restée là-bas, le bonhomme tout entier est encore là-bas en saucissonné dans son parachute sanglant. Avec lui il y a toujours du viet-kong dans l’assiette et de la pute bridée à boire sur le champs. Il a un grain, un gros grain. Frappadingue de sexe ; c’est le voyeur de Pigalle. De Rome à Blanche, il est connu comme le loup blanc et c’est pension en poche qu’il va se soulager.  Folies nocturnes. Daniel est capable de dilapider sa rente en trois jours, dans les boites à coup de whisky et de billets doux dans les jarretières.

Escorté de deux hommes, le manchot s’est posé au comptoir après une virée de deux jours. Les deux armoires à glace bloquent la porte du fond pour qu’il ne se barre pas. Il a l’air fin mon Daniel avec son complet fripé et ses zygomatiques endolories. Il va encore nous faire son étalage de viande fraîche, nous dire qu’elles étaient bonnes et pas sauvages. Que la coke était coupée, mais que ça la shooté quand même, qu’il les a vus dans le tube avec leur chapeaux de paille, qu’ils ont hurlé, déchiré ses muqueuses, chié sur son ventre en taillant les bambous de la haine. Il va nous dire que son parachute, que les palles de l’hélico, que le sergent avait les yeux exorbités. Et puis d’un seul coup, il va pleurer Daniel, comme un enfant lourd. Alors il va commander son demi qui va lui glacer le boyau et il va tomber Daniel, dans les bras du père Gérard qui va encore payer ce que son Daniel doit aux autres. Il va encore payer s’il ne veut pas se faire casser sa grosse gueule de taulier.

 «  tu sais fille, qu’il me dit en buvant sa bière, le café du pauvre,c’est mieux qu’on pense et c’est pas moi qui le dit. Tu sais fille, l’argent c’est de la merde qui t’éclabousse tout le temps. Il dit ça bêtement en déboîtant sa prothèse qu’il secoue énergiquement à côté du verre. Des pièces tombent. Il secoue plus fort, la cale sous l’autre bras pour essayer d’attraper un billet coincé au fond, n’y arrive pas et me demande de l’aider.

Il paye Daniel, il a déjà payé avec sa 504, monsieur Gérard a le cul tout le temps dedans. Je te l’abîmerai pas, tu ne peut pas conduire avec un seul bras. »





Un médecin pour petit Louis, mal au foie? Oui. Comment ça vous ne pouvez pas vous déplacer! Non. Oui. Oui, c’est un café. Habitués? Oui, c’est un des habitués. Si il a les yeux jaunes? Mais je ne sais pas s’il a les yeux jaunes. Lui donner du primpérant. Vous l’amener ? Mais je ne peux pas l’amener maintenant, c’est l’ouverture, il y a du monde plein le bar! Vous l’envoyer? oui je peux vous l’envoyer! ”. Monsieur Gérard raccroche. C’est le bordel ce matin! Le combiné pend dans le vide. Il me demande d‘assurer le service et remonte voir Louis.

Je suis dans le jus, les clients sont sur deux files, ça presse, ça dispute la tournée, je les fait patienter, ils rouspètent, disent qu’ils vont être en retard au travail, que le chef va gueuler. Je casse des tasses, pas le temps de ramasser les morceaux. 8 heures et la rame de 22 sur le pouce, la troisième vague vire la première, les voyageurs se transforment en fidèles chalands montres aux poignées, ils vérifient exactitude des minutes. Se battent sur les secondes. Trichent. Les peintres sont en blanc, les bouchers ont mis leur pieds de poule. Pressés, des clients foncent chez l’autre d’en face. Les traitres, s’ils reviennent ce midi, je réduirais les portions de desserts.

Monsieur Gérard devrait être redescendu, je m’impatiente, merde noire à effet dévastateur, je n‘ai même pas le temps de préparer les moutardiers pour midi. Au secours Madeleleine, les bacs de vaisselles débordent.

Voilà, Sliman! C’est pas le moment! Sliman vend ses tapis dans les rangs. Dehors Sliman Tu nous fais chier avec tes tapis crie Monsieur Gérard en claquant la porte. D’ordinaire, il supporte l’arabe, le laisse commercer dents écartées. Pas aujourd’hui , Louis a disparu de sa chambre, des toilettes, de la douche, de chez Marcel, de chez Jean, de l’hôtel! Il est parti avec ses boites d’allumettes.

Madeleine arrive dans ses tatanes d’été, s’affaire déjà au comptoir et m’éteint la radio aussitôt. Scoop du jour On lui a fait son sac dans le métro, elle n’a rien vu. Envolé le poudrier Dior et ses écheveaux de coton , trois écheveaux qu’elle venait tout juste d’acheter chez la mercière du Palais. Tout le monde parle de Louis, St Ouen l’Aumône il ne sait pas où c’est. la Normandie qu’il croyait l’autre soir , mais personne ne lui a expliqué. Effaré, monsieur Gérard confie le bar à Marcel, le père Jean assurera le tabac, les journaux et le marché. Daniel mettra les tables. Démerdez-vous a-t-il dit en se jetant dans la 504. Doucement l’embrayage, doucement répéta Daniel.

Les niards ont les dents longues, viennent pour le dépouiller déclare Marcel.  Madeleine acquiesce du menton. Il faut le ramener. Et poui, ses timbes…vont les pouende aussi dit Momo devant sa menthe à l’eau.

L’info a déjà fait le tour des popotes, la cirrhose de Louis s’est transformé en cancer. Agonie intempestive du foie poussant les métastases, à se multiplier vitesse lumière chez l’alcolo affirme le scientifique du coin, fan de Fernet Branca. D’y penser, ça fait froid dans le dos. Les gars ont la tête dans les épaules, n’osent plus toucher au gris non plus, affaire d’une journée, la citronnade fait rouiller la machine qu’ils disent. Pendant ce temps, couteaux à gauche, fourchettes à droite, notre Daniel mettait les tables serviettes en bougies.

Un mystère flambé au grand Marnier et un ! Trois bœufs carottes dont un frites et une entrecôte bien bleue ! J’enlève !  Du bout du pied, Madeleine pousse la porte de la cuisine, chaud devant ! les assiettes sont brûlantes, ça cuit sous les doigts mais on ne lâche pas. La table numéro treize commence à me chauffer aussi, surtout le grand aux joues creuses là, assis à droite entre le yuka et la banquette du fond. Oui là, le mec avec les santiags. Baladeuse, la main surprend, pousse les caresses à l’adultère et vice oblige, pince gentiment la fesse. C’est Jean-Pierre. A côté, Janine, sa femme, petite, obsolète, genoux cagneux, soutien-gorge à bretelles larges et encore à côté Germain, le père de Jean-Pierre. Ils ont une petite entreprise de pompes à vélo. Viennent manger chaque midi depuis…Je ne sais plus…  Longtemps. Fournisseur officiel du tour de France, ‘La pompe à papa’ trône dans la sacoche de tout cycliste fan de montagne et d’accordéon.

Je passe dans le rang, approche les andouillettes frites de la treize moutarde corbeille de pain au passage pour la neuf et addition pour la deux. Les santiags foulent le sol à la recherche d’un mollet à résilles. Le mien de préférence. Celui de Madeleine est trop vieux. Attaque en traître par l’arrière, la main conjugue. La goutte d’eau déborde enfin du vase. J’esquive le pompeux à l’équerre et vise de mon torpilleur brûlant l’avant bras du goujat. Déséquilibrée, l’andouillette choit sur le tergal de Germain. Ça frise le ridicule. Ça tintinnabule dans les assiettes, de grands hou hou ! s’échappent des bouches, merde, je rougis mais l’assistance me soutient. Ça remet les pendules à l’heure.


                                            9

16h. Pas de 504 à l’horizon, je retire mes gants de caoutchouc. On ne s’est pas trop mal démerdé. Des gars payent un coup, Madeleine ne remet pas sa tournée, ce n’est pas une histoire de femmes, les gauchos se tirent du comptoir humanité sous le bras, de la bière dans les moustaches, des grèves plein les poches avec une terrible envie de rosser le pavé en mai ; ça va picoler dur dans les entrailles de Paris. Marcel s’abstient de boire, pas trop mal dans le rôle du père Gérard mais difficile de résister aux nombreuses tournées générales.

Des pancartes, il en avait vu le père Gérard, il en a tourné avec la 504 pendant des kilomètres avant de retrouver Louis vers minuit endormi sur son baluchon. Coignière. La nationale 10 aurait pu l’écraser mille fois. Mais on l’avait quand même récupéré notre Louis soulagé de l’argent du docteur et des médicaments. Une telle marche valait bien une petite pause toutes les heures dans les innombrables cafés qu’il rencontrait sur sa route. Mais le rosé avait eu raison de sa peau encore une fois. Le père Gérard chargea l’ami sur son dos et l’installa sur la banquette arrière de la voiture. Le poids plume, plongé dans un coma éthylique, ne s’aperçu de rien. Dans le rétroviseur, les enseignes de conforama clignotaient.

La 504 se gara côté pair, les pervenches asticotaient un peu le père Gérard, mais ne lui mettait jamais de PV, il les soudoyait au Vittel fraise. Braves pervenches de la rue Baudin contrant pluies et vents forts carnets à la main.

Louis, ne montrait aucun signe de vitalité. Gérard le remonta dans sa chambre et souleva ses paupières avant de l’allonger. Pas fameux se dit-il. 

                                                10


Le malade n’est pas descendu ce matin. Pas de rosé, pas de calva. Température: 14°, quelques pluies éparses sur l’ensemble du pays, l’anticyclones des Açores va normalement pousser les nuages vers l’Allemagne. Monsieur Gérard a mit sa chemise blanche de taulier à fines rayures, moi, une petite laine mohair sur un smock un peu léger pour la saison. Il astique le comptoir en cuivre, moi j’essuie les verres au fond du café Je chante un peu pour tenir le rythme avant que la foule ne m’emporte vers une journée sans fin.

Louis s’est de nouveau envolé la tronche dans le cul. Sans godasses. Sans argent. Sans papiers. Sans carte. Toutes les routes mènent à St Ouen l’Aumône lui avaient dit les autres en lui faisant un plan sur un coin de table. Plan qu’il avait d’ailleurs paumé entre ciel et terre la veille.

Il avait ouvert un œil vers cinq heures du matin et s’était demandé ce qu’il foutait là, sans chaussures, les boites d’allumettes, en haut de l’armoire avaient été déplacées vers la gauche. Avant de partir, Louis avait fouillé largement ses poches pour y ajouter ses dernières acquisitions. De superbes boites d’allumettes, noires et or glacées. Louis aimait bien sentir le relief sous son pouce. Toutes les boites étaient intactes. Il avait chaussé des sabots trouvés au passage dans la cour, avant de s’aventurer dehors. Bon sang on se tord les pattes avec ça avait-il lancé vivement.

il ne peut aller bien loin sans chaussures, a souligné Gérard en refermant la porte. J’en étais sûr corna Daniel, et puis reprit Gérard…sans argent, tu parles d’un con. je vais le retrouver au même endroit qu’hier. Doucement l’embrayage, tendre avec l’embrayage fit Daniel.

17h. La 504 n’a pas trouvé Louis. Elle a tourné à droite, puis à gauche, passée dans des couloirs de circulation, des voies sans issues. Reculé, grimpé sur des trottoirs, des passages protégés,  pneus arrières fumant. entre voies rapides et rues merdiques, puis, elle avait filé en direction de Coignière.

 Mes sabots de ménage ont disparu. J’ai emprunté les bottes de Momo, ça fait drôle d’enfiler des bottes de noir, elles sont un peu grandes pour moi mais propres. Flapie je pose un pied en sol Madeleinien. Elle se la joue chieuse. Depuis les fugues de Louis, elle décide de tout, sauf du nombre d’œufs qu’on met dans les omelettes.


                                                    11


Amour à mort, à mort l’amour, il n’y aura pas d’autre Marie, Marcel regarde René sans le regarder. René l’envahissant est nouveau dans l’hôtel, il succède à Raymond pupille de la nation, mort trop tôt de sa “ belle mort ”. Kojak sur la une, l’homme semble obnubilé par l’image en couleurs qu’il engloutit de la prunelle. Par la fenêtre au soir tanin, Marcel lit son avenir dans un couple caduque attablé au resto d’en face. Il se souvient. Sa mère adorait les fleurs. Elle avait dans l’appartement de la rue Etienne Daquin, de superbes géraniums sur le balcon et de petits bouquets d’anémones qu’elle arrangeait “ solo ” sur les différentes consoles de l’appartement. Maintenant vide, il était entretenu par sa sœur Etiennette, souffre douleur d’un mari obtus laconique.

La nuit avait laissée choir une avalanche d’étoiles cintrées dans un ciel noirissime. Minuit seize calqua son heure sur le crépuscule. Marcel se servit un dernier Ricard. Un que les boches n’auront pas proféra René, couvrant de son goitre le bruit familier du resto d’en face qui tombait le rideau sur un mardi qu’on ne verrait plus.




                                             12




                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Josée, a des mains !… On dirait des pieds. Quand elle est entrée dans le bar, j’ai tout de suite vu la plongeuse. Ça ne trompe pas des mains de plongeuse. Les plongeuses ont des mains qui ne dérougissent jamais. Des doigts boudus, courts, sans ongles. Une suffisance. Petite et rondelette, des yeux se cachant derrière des paupières sans cils, elle est d’une taille parfaite pour le poste demandé en cuisine, les grandes ont toujours des problèmes de dos. Je la trouve belle quand même et lui demande d’attendre devant une consommation. Elle accepte, ce sera une Calsberg. Elle boit comme un homme, sauf qu’elle souffle sur la mousse. Elle a l’air sympa, je file appeler Madame Ginette et revient aussitôt.

«  Chaud hein ?………………( elle boit)…………. Elle a bien fait de souffler sur la mousse parce qu’il y a de la moustache quand même, mais pas beaucoup.

- Ça fait du bien ! Elle reprend………… me regarde ( elle a envie de boire tout d’un coup). J’ai compris et lui en ressert un pour mon compte. Ça goutte sur sa chemise en jean. Elle s’en fout.

-         Je vous préviens c’est dur la plonge. Surtout l’été, dans la cuisine, il fait au moins 60° le midi et c’est tout petit là dedans, il y a juste un vasistas sur cour. Les plongeurs ne renouvellent jamais leur contrat. Elle porte une jolie bague au doigt.

-         joli le Camet dis-je.

-    Pardon ?

-    Je dis joli le Camet,… c’est un vrai Düsseldorf ? je lui demande.

-         Oui, un Düsseldorf bleu, c’est un bijou de famille qui appartenait à ma 
     mère. Elle me montre sa main l’air triste. Son doigt est étranglé sous la    
     pression de  l’anneau. J’imagine sa mère.